
Rencontre entre ciel et terre avec le petit roi de la montagne..
Il est trois heures du matin, par une nuit de mai 2021, et une pluie fine et glaciale s’abat sur la place de la mairie de Praz-sur-Arly, un village de Haute-Savoie situé à quelques kilomètres de de Megève. Assis sous un abri et un ciel sans étoiles, au pied de l’église, j’entends le moteur d’un véhicule en approche. Une petite camionnette blanche se gare devant moi.
Horaire et lieu pas banals pour une rencontre. Il faut dire que j’étais bien loin de m’imaginer en Haute-Savoie quelques semaines auparavant. Mais les rigueurs d’un confinement en solo à Berlin lors de la deuxième épidémie de coronavirus avaient eu raison de mon abnégation à travailler depuis chez moi, et à l’occasion d’un coup de fil de mon ami Vianney, nous avions décidé sur un coup de tête de louer un chalet au-dessus du Grand-Bornand pendant les deux dernières semaines de mai, une dédiée au home-working et une aux vacances. Après avoir fixé la date et le lieu, je m’étais rappelé mon vœu vieux de quelques années d’assister aux parades de tétras-lyres au printemps. Une recherche sur internet m’avait donné le contact d’un photographe professionnel, guide de montagne de Haute-Savoie qui organisait des sessions d’affut sur une demi-journée, et malgré la météo capricieuse nous nous étions mis d’accord pour réaliser l’affut le lundi de la semaine de vacances. Malgré les innombrables conferences-calls de la première semaine, l’air frais de la montagne et la vue incroyable depuis la terrasse du chalet m’avaient fait l’effet d’un énorme bol d’oxygène après une arrivée sur Berlin en janvier un peu suffocante, dans une ville où les bureaux mais aussi les bars et restaurants étaient fermés pour cause d’épidémie.
Après une randonnée au milieu des chamois au col des Aravis avec Vianney et des amis de passage le dimanche, ils m’avaient déposé en voiture à un hôtel situé à deux kilomètres du centre de Praz sur Arly, lieu de rendez-vous convenu par mon guide pour me récupérer avec sa camionnette, d’où je m’étais extirpé à deux heures du matin pour une marche nocturne et impatiente vers le lieu de rendez-vous.
Après avoir fait connaissance avec Jérôme, mon guide pour la matinée, je monte dans la camionnette et nous voilà partis. Dans un premier temps, nous devons rejoindre la place de chant, un endroit secret et reculé dans la montagne, connu de mon guide depuis des années, où les tétras mâles viennent s’affronter de début avril à fin mai. Il faut arriver sur place avant l’aube, pour que les tétras ne nous repèrent pas. Etant habitués aux tentes des visiteurs que Jérôme emmène sur place, celles-ci ne les dérangent pas, quand bien même les objectifs dépassent et bougent. L’important est que la tente ne soit pas assimilée à un être vivant, voire pire, à un être humain, que les tétras fuient (à raison) comme la peste. Si d’aventure je m’aventurais en dehors de la tente, les oiseaux s’envoleraient immédiatement, pour ne plus revenir de la journée.
Quittant les lumières de Praz sur Arly, nous nous enfonçons dans la nuit. Dans un bois, à la lueur des phares, nous tombons sur deux renardeaux qui longent la route et qui mettent une éternité à se cacher. Jérôme m’apprend qu’il en croise souvent, en particulier de nuit. Vu leur jeune âge, quelques semaines au plus, ils doivent attendre le retour de chasse de leur mère, et leur tanière doit se trouver à quelques dizaines de mètres. Quelques mois plus tôt, une femelle avait mis à bas une portée de deux ou trois petits non loin de là, mais ceux-ci ont été victimes de collisions avec des véhicules dans les semaines suivantes et n’ont pas survécu.

Le Col des Aravis
Après avoir suivi la vallée pendant quelques kilomètres, la route départementale s’élève dans les forêts de conifères. A mi- pente, nous tournons sur un chemin de montagne qui suit un vallon transverse. Le van prend toute la place du chemin, qui est bientôt déshabillé de son asphalte, puis nous quittons le couvert des arbres pour entrer dans les alpages. Il fait toujours nuit noire. Vers mille huit cents mètres d’altitude, Jérôme stoppe la camionnette qui ne peut aller plus loin. Nous sortons du véhicule et commençons à nous équiper. Mon guide m’avait prévenu, observer les tétras demande un minimum de préparation, il ne s’agit pas de s’asseoir sur une pierre dans la montagne en espérant que les oiseaux viennent par hasard se poser à proximité. Il a apporté deux grandes tentes d’affut, une pour chacun de nous. A la lampe frontale, nous poursuivons sur le chemin de pierres, sur lequel apparaissent des plaques de neige à mesure que nous montons. Après environ deux kilomètres de marche, nous abandonnons le chemin, tournons sur la gauche et attaquons directement de face les pentes enneigées. Il fait froid, aux alentours de zéro degrés. Je fixe avec ma lampe frontale les pieds de mon guide, tâchant de placer mes pieds dans les empreintes laissées dans la neige par ses pas. On ne distingue pas encore le paysage aux alentours, mais la difficulté de l’ascension laisse deviner que nous nous rapprochons rapidement des deux milles mètres. Au bout de dix minutes, nous franchissons une clôture puis un chalet isolé, au toit lui aussi couvert de neige, perce le brouillard. La pente se radoucit et nous nous arrivons à un petit col. Enveloppés d’un silence de mort, nous contemplons les montagnes en face, dont les masses sombres et imposantes se dessinent sous la lune.
Nous faisons une courte pause au col. Mon guide m’apprend que parmi ses clients, nombre craignent de marcher ainsi dans la nuit. Peur des loups, de l’obscurité qui nous entoure ? Peur irraisonnée ? De mon côté, cet environnement ne me gêne pas, même si c’est la première fois que je fais l’expérience d’une telle marche nocturne en pleine montagne.
En parlant de loups, Jérôme me raconte qu’il a eu la chance la semaine précédente d’apercevoir pour la première fois un loup, pendant un affût avec des clients, descendant le versant de la montagne et passant à une centaine de mètres de son affut. J’aimerais bien en voir un aussi, mais la probabilité est quasi nulle. Les loups ont bien colonisé la Savoie, en témoignent les récits d’attaques des éleveurs du Grand Bornand et les carcasses de chamois régulièrement retrouvées dévorées en forêt, mais la population se résume a moins de dix meutes ; il faudra revenir encore et encore pour espérer voir le bout de sa queue un jour …
Une fois repartis, nous basculons rapidement depuis le col, une courte descente dans la neige qui nous fait traverser un ruisseau puis nous amène sur le versant opposé de la montagne. Cinq minutes de marche supplémentaire, et nous nous arrêtons sur une pente douce recouverte de neige, en contrebas d’une ruine de chalet. Encore une couche de neige respectable au sol, sans compter les flocons qui tombent et viennent épaissir le manteau neigeux ; autour de nous, un paysage dégagé, les alpages au-dessus, quelques sapins en contrebas et une route de montagne a deux cents mètres, de l’autre côté de la vallée. Un endroit reculé, où les humains ne s’aventurent que rarement en cette saison, condition indispensable aux parades des gallinacés.

Jérôme m’aide à monter la tente à la lueur des frontales, et nous nous installons chacun dans la nôtre. Il fait encore nuit noire, et j’ai froid. Je comprends que les précautions que mon guide m’avait conseillées de prendre n’étaient pas superflues ; en particulier, je pensais pouvoir me poser tranquillement le cul par terre pendant plusieurs heures ; la couche de neige sur laquelle l’affut est posé dissipe immédiatement mes illusions. Rester statique, les pieds dans la neige pendant des heures serait un tres mauvais moment, quelque soit le spectacle à l’extérieur, synonyme de départ précipité et de matinée gâchée. Par chance, Jérôme me prête un léger revêtement plastique, afin d’isoler mes pieds de la neige. Cette précaution sauve ma journée.
Au bout d’un quart d’heure, il fait toujours nuit noire et un bruit étrange déchire l’air, entre deux rafales de vent. Ça ne ressemble à rien de descriptible et certainement pas à un cri d’oiseau que je puisse identifier, ni un gazouillis, ni un roucoulement que je pourrais associer à un gallinacé. Ça ressemble plus à un feulement, à un sifflement, ou à un objet qu’on frotte contre de la toile. Au début, je crois que ça vient de la tente de Jérôme. Mais les bruits se répètent, tout autour de moi, a quelques mètres. L’obscurité m’empêche de voir quoi que ce soit, mais au bout de quelques cris, j’ai compris que les tétras étaient arrivés.
Il est environ cinq heures du matin, et nous sommes partis pour toute une matinée d’affut. La règle est simple, ne pas quitter l’abri avant le départ des oiseaux pour ne pas « casser » la place de chant. Dans ma tête, les oiseaux venaient « aux alentours de nos tentes », et je me demandais si ce matin-là ils allaient être a cinquante, cent ou deux cents mètres. En fait, une place de chant est beaucoup plus localisée : quelques dizaines de mètres de diamètre au plus. Les tétras y feront leur parade nuptiale tous les matins, sans discontinuer pendant deux mois. Connaissant les lieux, Jérôme a planté les tentes au milieu de la place.
Progressivement le jour se lève, le tapis de neige s’élargit autour de nous et le relief des montagnes sort des limbes. Alors, tout autour de nous, à quelques mètres seulement, se dessine un théâtre d’ombres, de formes bleu-noires avançant a tous petits pas dans la neige, s’immobilisant le temps de pousser un cri couplé à un saut vertical un peu ridicule, avant de reprendre leur procession. Ce sont les mâles qui, arrivés les premiers, ont lancé le show. Ils vont se défier pendant plusieurs heures : soit en faisant démonstration de puissance a travers ce manège constitué de courses entrecoupée de cris, soit à travers des confrontations plus frontales. Durant ces duels, deux mâles se font face, leur queue en forme de lyre (d’où leur nom) déployée en éventail derrière eux, tournent l’un autour de l’autre, se jaugent puis se lancent l’un contre l’autre, griffes en avant, dans un affrontement bref. Durant l’affut, je ne les ai pas vu se donner de coups d’ailes ou de bec. Il n’y a pas de corps à corps. Je ne pense pas que les tétras-lyres se blessent sérieusement lors de ces assauts. Cela a peut-être à voir avec leur besoin de s’économiser : les tétras sortent très affaiblis de l’hivernage, durant lequel ils passent plusieurs mois enterrés dans des espèces d’igloos sous la neige, n’en sortant que pour se nourrir brièvement d’aiguilles et de bourgeons de résineux. De plus, la parade nuptiale durant plusieurs heures chaque jour dans la neige, de vrais combats génèreraient, outre les blessures, une dépense d’énergie qui me parait difficilement soutenable pour un oiseau de guère plus d’un kilogramme.
A ce propos, il y a une vraie différence entre les joutes des tétras-lyres et celles de son cousin, le grand tétras. Dans le cas de ce dernier, les parades nuptiales débouchent sur des confrontations extrêmement violentes, les protagonistes s’assénant de violents coups de bec et d’ailes qui peuvent engendrer des blessures mortelles. L’histoire se corse en cas de reproduction « accidentelle » entre grands tétras et tétras lyres, le rejeton hybride étant communément appelé rackelhahn. Celui-ci, de taille intermédiaire entre le male tetras lyre (environ 1 kilogramme) et le male grand tétras (3 à 5 kilogrammes), va parfois se joindre aux combats sur les places de chant des tétras-lyres. Le problème est qu’il arrive à certains individus d’emprunter les méthodes de confrontation issues de leur parent grand tétras, au grand effroi des tétras-lyres qui voient arriver face à eux un individu de deux fois leur poids et s’attaquant à eux a grand coup de bec. J’avais vu sur Youtube (!) une vidéo incroyable d’un de ces combats, le rackelhahn se jetant avec une sauvagerie inouïe sur un malheureux tétras-lyre qui avait eu la folie de le confronter, le noyant sous les coups avant une mise à mort des plus sanglantes. Assaut sauvage et néanmoins vain, puisqu’en tant qu’hybride le rackelhahn est stérile, et que sa sauvagerie a plus tendance à faire fuir les femelles qu’à les séduire.


Bref, au moment où je contemple les arabesques de nos combattants gentlemen, je n’ai encore ni entendu parler du rackelhahn, ni des caractéristiques des parades de tétras-lyre ; je découvre avec amusement ces petits assauts entrecoupés de pauses durant lesquelles les combattants dérivent de façon erratique, chacun dans son coin, poussant leur cri caractéristique puis émettant une serie de roucoulements qui agitent les plumes de leur gorge noire, tandis que leur bec s’ouvre et se referme machinalement. Si au lever du jour la place ne comptait pas plus de trois ou quatre mâles, de nouveaux prétendants apparaissent au cours de la matinée, entourant littéralement notre tente sans montrer le moindre signe de méfiance. Au cœur de la parade je compterai jusqu’à onze mâles, des oiseaux magnifiques au plumage bleu métallique, de la taille d’un petit poulet. La place de chant, appelée aussi lek, devient terrain de conquête. Le centre du lek est l’endroit le plus convoité, les feux de la rampe où convergent les regards des femelles, et donc l’enjeu d’appropriation pour les mâles les plus aguerris. De fait, un jeune n’a que peu de chances de s’imposer, et se fait généralement repousser sans ménagement en périphérie du lek par les mâles plus âgés, où il tente tant bien que mal de se faire remarquer. Loi du plus fort, loi impitoyable de la nature, que malgré tous les codes de civilisation je ne peux m’empêcher de rapprocher de mon propre instinct. Au-delà du vivre-ensemble, de mon éducation, je ne peux me détacher de ces appétits ataviques, de cette volonté de puissance, de conquête féminine et de voluptés, qui se confronte d’abord à une morale intériorisée, puis plus fondamentalement à un certain besoin d’harmonie autour de moi. Ayant été gouverné principalement par mes propres impératifs moraux jusqu’à mes trente ans ou presque, ma condition humaine (ou plutôt animale) m’a rattrapé avec l’âge et m’a obligé à accepter cette part inassumée de moi-même, qui si elle n’est pas la plus lumineuse est sans doute la plus puissante et la plus authentique.
Combat de Tétras-Lyres mâles
Comportement typique du Tétras-Lyre durant la parade, incluant le cri nuptial
Après les mâles, les femelles entrent dans la danse ; jamais en tant qu’actrices actives des parades, mais en tant que spectatrices. Elles restent en general à bonne distance, perchées sur des buissons et invisibles depuis l’affut, cherchant à identifier le meilleur parti. Parfois, poussée par je ne sais quel instinct, l’une d’entre elles entre dans le lek, aussitôt pris en chasse par plusieurs mâles. L’expérience n’est a priori pas des plus plaisantes, car la femelle ainsi courtisée prend la fuite aussitôt, se réservant le droit de faire le choix elle-même, plus tard, de celui auquel elle accordera ses faveurs. De fait, je n’en compterai jamais plus de deux ou trois sur la place de chant. Comme pour beaucoup d’oiseaux, les femelles ont une livrée beaucoup grise plus terne que les mâles, et sont nettement plus petites. Comme eux, elles ont d’amusantes pattes emplumées et « cornées », c’est-à-dire munies de petites écailles qui augmentent la surface portante des pattes et lui permettent de ne pas s’enfoncer sous son propre poids dans la neige ; des raquettes naturelles en quelque sorte.

Tétras-Lyre femelle au milieu du lêk

Tétras-Lyre marchant sur la neige avec ses "raquettes"
Le brouillard et la neige tombant à gros flocons sur le lek donnent à la parade un ton un peu mélancolique, où l’on ne distingue parfois que des masses noires mouvantes, rehaussées de sourcils rouge écarlate. Le vent n’est pas en reste, balayant le versant nu de la montagne. Je peux d’ailleurs remarquer que les mâles, lorsqu’ils s’accordent une pause, s’orientent face au vent, pour une raison qui m’échappe. Ils sont bien courageux, malgré le vent, la neige et le froid, à combattre pendant des heures : la dépense d’énergie doit être incroyable, malgré leur plumage que j’imagine extrêmement isolant. Au fur et a mesure que la matinée s’écoule, les combats se font moins fréquents, laissant place à des pauses de plus en plus longues, durant lesquelles les volatiles semblent s’endormir, couchés et immobiles durant de longues minutes sous les flocons qui tombent, avant de reprendre leur ballet. La majorité des combats se situent une vingtaine de mètres au-dessous de notre tente, quoiqu’un ou deux males probablement moins en vue aient pris leurs quartiers juste au-dessus. A un moment, l’épicentre des combats se décale temporairement d’une cinquantaine de mètres à droite, avant de revenir à nous.
La luminosité est désormais meilleure, quoique le jour blanc n’offre pas de conditions optimales. A l’aube, j’ai bien attendu une demi-heure avant de tenter une prise, car je savais que mon téléobjectif à l’ouverture limitée ne pourrait suivre. La mise au point réalisée sur des corps noirs augmente le temps de pose minimal, ce qui ne facilite pas la prise de photos nettes sur des corps mouvants. J’en profite pour prendre quelques films avec ma caméra, ceux-ci de meilleure qualité quoique l’absence de trépied rende les prises de vue instables. Les tétras me facilitent la tâche, ils ne sont pas le moins du monde dérangés par la tente, et certains s’approchent à quelques mètres seulement. Ni le mouvement des téléobjectifs, ni mes coups d’œil jettés à travers les lucarnes de l’abri ne les alertent. Nos modèles s’ébattent, inconscients qu’un animal cent fois plus lourd qu’eux les observe à portée de main. C’aurait été des mammifères, l’histoire aurait été bien différente car ceux-ci utilisent leur odorat pour repérer les intrus, mais les oiseaux n’utilisent que leurs yeux. Un tétras fait littéralement le tour de la tente, à moins de deux mètres : j’entends ses roucoulements à travers la toile de l’abri. Jérôme m’expliquera qu’il s’agit d’un mâle reconnaissable a une blessure a l’œil, qui, plus intrépide ou curieux que les autres, a pris cette habitude. Pour rire, Jérôme prend le cliché, et me le transmettra quelques heures plus tard.

Un break entre deux combats

Le lêk était quand même en pente

La classe ...

Le Tétras qui tournait autour de ma tente
Dans mon affut, après avoir savouré les deux premières heures, je commence à souffrir du froid. Mon corps est bien protégé, mais le plastique qui m’isole de la neige glisse dans l’abri en raison de la pente, et je me retrouve les pieds dans la neige, glacés. Je dois réaménager l’intérieur en faisant un boucan du diable, qui me fait craindre à chaque fois de disperser la parade. J’avais amené un gros pull de laine au cas où ; je lui trouve un usage inédit en enfilant mes pieds dans les manches, ce qui améliore significativement la situation. Au bout de quelques heures, je dois satisfaire un besoin pressant dans la bouteille d’eau que j’avais amenée ... ça fera office de bouillote. Bref, ces expériences inutilement désagréables me rappellent qu’explorer la nature demande un minimum de préparation dont j’avais bêtement cru pouvoir me dispenser, et qu’une expérience d’immersion sauvage, aussi passionnante soit-elle, peut se retrouver rapidement inconfortable, voire dangereuse, si on n’anticipe pas un peu au préalable … à ce sujet, une petite mention au film « Into the Wild » que je recommande à tous les amoureux de grands espaces sauvages.
Alors que la matinée s’écoule, les combats deviennent de plus en plus sporadiques. Les tétras commencent à se disperser, on les aperçoit dans les buissons alentours, en train de picorer les rhododendrons qui percent le manteau neigeux. Vers onze heures, les oiseaux ayant quitté les environs immédiats, nous sortons des abris : nous sommes restes plus de cinq heures dans les tentes. La neige continue de s’amonceler, il a bien dû tomber dix centimètres depuis notre arrivée. Nous récupérons trois plumes éparpillées dans la neige en guise de souvenir.
Alors que nous rentrons, Jérôme et moi discutons de la situation du tétras-lyre dans les Alpes. Espèce fragile, les effectifs hexagonaux ne dépassent pas les quinze milles oiseaux, chiffre en légère baisse sur les dernières années, cantonnés dans les Alpes. Les populations ont souffert du tourisme de montagne, en particulier en saison hivernale, ainsi que de la chasse qui est toujours autorisée. Je n’ai rien contre les chasseurs, mais la beauté et la fragilité de cet oiseau me fait regretter la pression cynégétique, qui rajoute un obstacle supplémentaire à la préservation de cette espèce. D’autant plus que Jérôme m’apprend que les oiseaux chassés ne sont pas mangés, mais considérés comme des trophées … bref, encore un sujet à controverse. Ce qui est certain, c’est que je détesterais que cette espèce disparaisse de nos contrées, et que tout doit être mis en œuvre pour la stabiliser et lui permettre de reconquérir des territoires.
Sur le chemin du retour, nous surprenons un renard qui furète dans la neige, et qui fuit à toute allure après nous avoir tardivement repérés. Nous descendons les lacets d’une route caillouteuse en conversant, et rejoignons la camionnette. Après une demi-heure de route, Jérôme me dépose à la gare d’Annemasse vers midi, direction Annecy puis retour au Grand-Bornand. Je le remercie de sa gentillesse et de sa patience, puis prends congé. Je garderai en tête pendant longtemps cette matinée hors du temps, entre ciel et terre, en compagnie du petit roi des montagnes.

Il fait trop froid, j'me casse